Publié le 19/05/2023 par Muller Pierre
Les champs électriques peuvent induire des trous dans les biomembranes. Mais comment ?
L'électroporation est une technique bien établie qui permet de franchir la barrière de la membrane cellulaire. Une brève impulsion électrique ouvre des trous dans la membrane, ce qui permet de délivrer les substances thérapeutiques à l'intérieur des cellules : médicaments, ADN et bien d'autres biomolécules. Mais cette technique, qui représente un marché de plusieurs milliards d'euros, repose étonnamment sur de maigres connaissances fondamentales.
Dans un article qui vient d'être publié dans la revue PNAS, Eulalie Lafarge, qui vient de soutenir sa thèse dans l'équipe M3, Carlos Marques, André Schroder, Pierre Muller et leurs collaborateurs de l'Université de Fribourg-en-Brisgau (en Allemagne) présentent un vaste ensemble de nouvelles données sur la formation de pores dans les membranes lipidiques sous champ électrique. Ces résultats montrent non seulement que les modèles de formation de pores existants ne peuvent rendre compte de leurs observations, mais indiquent également les raisons probables de la formation des trous membranaires.
Les membranes lipidiques sont des auto-assemblages bidimensionnels d'environ 5 nanomètres d'épaisseur de molécules amphiphiles, c'est-à-dire de molécules qui aiment simultanément l'eau et l'huile. Elles forment les parois extérieures et intérieures des cellules, organisant ainsi les compartiments cellulaires, contrôlant les échanges de matière et servant de support aux réactions, à la transmission des signaux et à de nombreux autres processus essentiels à la vie. Les biomembranes sont des contrôleurs de flux très efficaces : si elles permettent aux molécules d'eau de les traverser facilement, elles restent par contre très imperméables à la majorité des molécules hydrosolubles. Imperméabilité que l’application de champs électriques permet de surmonter en ouvrant des pores. Au cœur des divergences entre les modèles et les rares expériences se trouve la fréquence de formation des pores sous un champ électrique. Cette fréquence est mesurée en comptant combien de pores se forment par seconde d'application du champ électrique. Les résultats montrent que les modèles existants ne peuvent pas expliquer l'augmentation de la fréquence avec l'intensité du champ. Les hypothèses du modèle sont donc erronées et doivent être revues. La fréquence de formation des pores dépend de la quantité d'énergie nécessaire pour ouvrir un pore. En l'absence de champ électrique, cette énergie est trop élevée, et les pores ne s'ouvrent pas. Sous des champs électriques croissants, cette énergie est réduite à un point où les pores peuvent s'ouvrir spontanément. Ce que nous ne comprenons pas encore, c'est pourquoi le champ électrique réduit l'énergie nécessaire à la formation des pores. Dans les modèles existants, on suppose que le champ électrique applique une pression sur la membrane, ce qui facilite l'ouverture des pores. Mais un tel effet prédit une dépendance quadratique avec le champ : doubler la valeur du champ devrait diminuer le coût énergétique par un facteur quatre, en contradiction avec les nouvelles données. En effet, les scientifiques ont plutôt constaté que l'abaissement de la barrière énergétique varie linéairement avec le champ électrique : doubler le champ réduit la barrière énergétique d'un facteur deux. Une telle dépendance linéaire suggère un mode d’action différent du champ : en faisant pivoter les molécules de la fine couche d'eau en contact intime avec la membrane, le champ électrique déstabiliserait l’interface membrane-eau. De quoi relancer théoriciens et simulateurs numériques, à la recherche d’une vraie compréhension de ce phénomène-clé.